Grand entretien avec Christian Michelot et Christian Griffault : « Comprendre le lien entre prévention et performance »
La chaire Prévention et performance dans le BTP, animée par Christian Michelot et Christian Griffault, vise à éclairer scientifiquement l'impact de la prévention sur la performance des entreprises. Interview croisée.
Date de mise à jour : 4 oct. 2021
Auteur : Virginie Leblanc
©Frédéric Vielcanet
● Des travaux de recherche sont engagés par l'OPPBTP avec Centrale Supélec.
● Objectif : renforcer la base scientifique de la relation prévention-performance.
Article paru dans le magazine PréventionBTP n°254 de septembre 2021, pages 34-37
Christian Michelot et Christian Griffault animent les travaux scientifiques de la chaire Prévention et performance dans le BTP lancée en septembre 2020 par l'OPPBTP, en partenariat avec CentraleSupélec. Tous deux enseignants dans cette école, respectivement psychosociologue et professionnel du bâtiment, ils reviennent sur les objectifs de la chaire et font le point sur l'avancement des travaux.
La chaire Prévention et performance dans le BTP a été lancée il y a un an. Quels sont ses objectifs ?
Christian Michelot : La chaire répond à la préoccupation d'inscrire la prévention dans la perspective de la vie économique. Elle s'inscrit dans la continuité des travaux menés par l'OPPBTP, dans les années 2010, sur les interactions entre prévention et performance. Jusqu'alors, la prévention était considérée comme une contrainte réglementaire et un coût. Grâce à ses études de cas Prévention et Performance – plus de trois cents à ce jour – l'OPPBTP a montré que la prévention pouvait être considérée comme un investissement bénéfique pour la performance globale de l'entreprise. Elles mettent en évidence que les actions menées en faveur de la prévention contribuent à la performance des entreprises à travers des gains de productivité, moins d'arrêts et d'accidents. Une approche qui, pour reprendre la formule de Franck Guarnieri, professeur à Mines ParisTech invite à passer « de l'évitement des coûts à l’espérance des gains ».
Avec cette chaire, il s'agit donc d'aller plus loin…
C.M. Nous allons nous intéresser aux dynamiques globales de prévention et aux entreprises qui ne sont pas acquises à la prévention. À travers la chaire, l’OPPBTP cherche à offrir une portée académique à ses travaux et à renforcer leur base scientifique qui s’appuie sur l’hypothèse que la prévention peut contribuer à la performance de l’entreprise. Or cela, on le comprend mal et on le mesure mal. Il s'agit également de faire évoluer les représentations en valorisant une approche positive de la prévention. La chaire s'articule autour de trois axes : comprendre la relation prévention-performance par des recherches-actions en entreprises, expérimenter cette relation par la création d'un jeu d'entreprise, piloter cette relation par la création d'indicateurs intégrés en faisant le lien avec leurs dimensions financières.
Par quoi passe la démonstration scientifique du lien entre prévention et performance ?
C.M. Notre équipe de recherche d'une dizaine de personnes est pluridisciplinaire. C'est indispensable pour comprendre les rapports profonds entre prévention et performance, les processus sous-jacents qui font que prévention et performance convergent ou bien divergent. Il faut prendre en compte la façon dont les personnes raisonnent pour décider, et les sciences sociales sont utiles pour cela. Il nous faut bien sûr une dimension économique afin d'expliquer ce qu'est la performance.
❛❛ Notre équipe de recherche, d’une dizaine de personnes, est pluridisciplinaire. C’est indispensable pour comprendre les rapports profonds entre prévention et performance. ❜❜
À l’arrière-plan, de gauche à droite : Guilherme Alcantra Pinto (doctorant), Stéphane Jost (OPPBTP), Philippe Louppe (Groupe Legendre), Sylvain Willi (Vinci Construction Terrassement), Erick Lemonnier (Eiffage Génie Civil), Philippe Robart (OPPBTP).Au premier plan : Christian Griffault, Christian Michelot (École CentraleSupélec), Philippe Maygnan (OPPBTP). ©Frédéric Vielcanet
Que recoupe cette notion ?
Christian Griffault. La performance globale recouvre l'ensemble des performances qu'une entreprise doit satisfaire : vis-à-vis de ses clients, de ses collaborateurs, de ses actionnaires et globalement de la société à travers la responsabilité sociale et sociétale des entreprises. La performance de la prévention des risques professionnels est une performance parmi d'autres, et nous étudions comment elle est indissociable des autres performances.
❛❛ La performance de la prévention des risques professionnels est une performance parmi d'autres, et nous étudions comment elle est indissociable des autres performances.❜❜
Un des objectifs de la chaire est d'offrir aux entreprises les moyens de piloter la relation prévention-performance par la création d'indicateurs leur permettant d'agir sur ces phénomènes. Quelles sont les faiblesses des indicateurs utilisés aujourd'hui ?
C.M. Le taux de fréquence et le taux de gravité sont les indicateurs réglementaires que les entreprises utilisent pour apprécier leurs actions de prévention passées. Ils sont strictement liés à la prévention, sans aucun lien avec la performance et ils ne rendent pas compte des efforts faits en prévention. Ils enregistrent les conséquences funestes de l'activité. Nous recherchons des indicateurs qui seraient plus sensibles aux efforts de prévention et fassent le lien avec la performance.
C.G. Pour explorer ce sujet, quatre élèves de troisième année ont réalisé une revue documentaire, à l'échelle mondiale, de toutes les publications officielles des entreprises ou organismes de sécurité. Près de cinquante publications ont retenu leur attention. Leur focus a mis l'accent sur quatre pays les plus productifs sur ce sujet : Australie, France, Maroc et la zone Canada-États-Unis. Nous allons analyser en détail ce qu'il y a dans ces publications, avec l'appui d'un consultant extérieur. Deux types d'indicateurs coexistent : ceux dits de « lagging », qui se situent sur le champ du constat, et ceux de « leading », capables d'anticiper. Le but est de doter les entreprises de ce dernier type d'indicateurs afin de les aider à identifier les signaux faibles alertant sur d'éventuelles difficultés en termes de sécurité et sur les effets négatifs à prévoir sur la performance de la prévention. Le travail des élèves a montré que les entreprises du BTP ne sont pas novices sur le sujet et que ces indicateurs sont aussi le signe d'une maturité plus ou moins avancée en prévention.
Christian Michelot (à gauche) et Christian Griffault ©Frédéric Vielcanet
❛❛ Nous recherchons des indicateurs qui seraient plus sensibles aux efforts de prévention et fassent le lien avec la performance.❜❜
Pour comprendre la relation prévention-performance, vous menez des recherches-actions dans les entreprises partenaires. En quoi consistent-elles ?
C.M. Nos travaux de recherche-action prennent appui sur les efforts des entreprises partenaires, Eiffage Génie Civil, Vinci Construction Terrassement et le Groupe Legendre, pour améliorer des éléments de leurs démarches de prévention, tout en dégageant des connaissances ayant une portée plus générale. En raison de la crise de la Covid-19, les travaux sur le terrain ne débutent qu'en septembre 2021. Dans chacune d'elles, un sujet précis sera abordé. Avec Eiffage, nous allons travailler à l'amélioration des indicateurs utilisés et l'usage qui en est fait. Même si l'entreprise a déjà engagé un travail avec son application Safety Force* et son algorithme prédictif, elle est intéressée pour renouveler son approche. Chez Vinci Construction Terrassement, c'est la question de l'accidentologie plus élevée des intérimaires et des locatiers par rapport aux salariés qui sera explorée. Pourquoi sont-ils plus touchés par les accidents, malgré les efforts et les conventions signées avec des agences d'intérim pour former les intérimaires ? Enfin, chez Legendre, les travaux seront orientés autour de la diffusion et de l'intégration de la culture prévention de l'entreprise lors du rachat d'une entité.
Vous expérimentez la relation entre prévention et performance avec un jeu d'entreprise. Pourquoi un jeu ?
C.M. Je coordonne des jeux d'entreprise depuis vingt ans et j'observe qu'ils ont un grand intérêt pour faire évoluer les attitudes. Le joueur apprend de son expérience. Dans notre jeu, les joueurs sont mis dans une situation qu'ils doivent analyser afin de prendre des décisions multiples. Au tour de jeu suivant, les joueurs de l'équipe de travaux reçoivent les effets des arbitrages précédents. De plus, un coach aide les participants à faire le point sur leurs choix. Des tests auront lieu à la rentrée de septembre et fin 2021, nous devrions disposer d'un premier format opérationnel. Le jeu aura aussi une portée pédagogique : il permettra de sensibiliser à l'approche positive de la prévention, en développant les capacités des joueurs à intégrer prévention et performance dans leurs prises de décision. À terme, les membres fondateurs de la chaire pourront l'utiliser pour leurs propres formations.
*Safety Force mesure en temps réel le niveau de performance sécurisé des chantiers de la branche Infrastructures d'Eiffage.
Christian Michelot
Identité. Docteur en psychologie sociale, Christian Michelot est enseignant-chercheur à CentraleSupélec, associé au Laboratoire de psychologie sociale de l’Université Sorbonne Paris Nord, consultant et coach.
Parcours :
1997. Docteur en psychologie sociale.
1998. Enseignant à l’École Centrale de Paris, département des Sciences Humaines et Sociales.
2012. Recherche-action sur les conduites individuelles et collectives en situation de risque dans le BTP.
Christian Griffault
Identité. Christian Griffault, ingénieur génie civil (CentraleSupélec), a débuté sa carrière comme ingénieur études chez Bouygues Construction. Il est depuis 2016 professeur à l'École CentraleSupélec.
Parcours :
1976. Ingénieur Génie civil, CentraleSupélec.
2003. Directeur technique Bouygues Bâtiment Ile-de-France
2011. Directeur R&D Bouygues Construction.
2016. Responsable Option 3A « Aménagement et Construction Durables » de CentraleSupélec.
Les travaux de la chaire, initiés en 2020, sont programmés pour trois ans. Ils sont réalisés au laboratoire de génie industriel de CentraleSupélec, avec les étudiants recevant les enseignements des départements « Mécanique, Génie civil » et « Sciences humaines et sociales ». Deux doctorants ont été nommés : Guilherme Alcantara Pinto, qui prépare une thèse d'économie sous la direction d’Isabelle Nicolaï, professeure des Universités, chercheuse en économie au Laboratoire de Génie Industriel de CentraleSupélec ; et de Rym Chaabouni, qui prépare une thèse de psychologie sociale sous la direction de Pascale Molinier, professeure des Universités et chercheuse en psychologie à l'Université de Sorbonne Paris Nord. Deux consultants sont associés : Sylvain Dufourny, concepteur du jeu d'entreprise et Alain Meunier, expert Performance collective. Plusieurs responsables d'Eiffage Génie Civil, de Vinci Construction Terrassement et du Groupe Legendre, partenaires de la chaire, ainsi que des représentants de l'OPPBTP participent aux travaux.