En résumé

    Mieux prévenir l’usure professionnelle passe par la construction d’un parcours en santé et en compétences.

    Il est nécessaire de sortir de la logique de réparation.

    Interview parue dans PréventionBTP n°277 p. 34-Septembre 2023.

    277 Grand entretien Catherine Delgoulet

    ©Frédéric Vielcanet

    Comment anticiper le vieillissement au travail dans de bonnes conditions ? Professeure, titulaire de la chaire d’ergonomie du Cnam (Conservatoire national des arts et métiers), Catherine Delgoulet développe la notion de soutenabilité du travail, afin de se situer dans une vision de long terme des parcours professionnels prenant en compte la santé et la sécurité des salariés.

    Parcours

    Titulaire d’une maîtrise de psychologie et d’un DEA en ergonomie, Catherine Delgoulet a écrit une thèse sur le rôle de l’expérience et des dispositifs de formation dans l’apprentissage à tout âge de méthodes de maintenance ferroviaire.

    2000 : post-doctorat au sein du Creapt puis maîtresse de conférences à l’Université Paris Descartes en 2001.

    2015 : Habilitation à diriger des recherches en ergonomie (HDR).

    Depuis 2019: professeure au Cnam, titulaire de la chaire d’ergonomie, membre du Centre de recherche sur le travail et le développement et directrice du GIS-Creapt.

    Vous dirigez le GIS-Creapt. Quels sont ses objectifs et ses principaux axes de recherche?
    Le Creapt est un groupement d’intérêt scientifique qui réunit des partenaires institutionnels – ministères du Travail (Dares), de la Santé (Drees), de l’Enseignement supérieur et la recherche, l’Anact –, ainsi que des grandes entreprises – Airbus, Air France, Renault, Safran, Naval group et le centre de bilan de compétences CIBC Gard-Lozère-Hérault. S’y associent des partenaires centres de recherche et universités, dont le Cnam, qui est aussi notre mandataire. Nous traitons des relations entre l’âge, la santé, l’expérience, et le travail. Notre approche du vieillissement au travail se veut pluridisciplinaire, constructive et en évolution, en abordant ce sujet dès le début de carrière. Nous travaillons par exemple les questions de formation tout au long de la vie et de construction de l’expérience, de pénibilité du et au travail, de fins de carrière, etc. Les partenaires acceptent que les travaux soient mutualisés pour bénéficier à tous. La durée de la convention et de notre programme de recherche est de six ans, renouvelables.


    Depuis la loi du 2 août 2021 pour renforcer la prévention en santé au travail et la récente loi retraites, les enjeux d’usure professionnelle et de maintien dans l’emploi sont plus que jamais d’actualité. De quoi parle-t-on derrière ces notions?
    L’usure professionnelle se traduit par une dégradation de l’état de santé au sens large, tant en ce qui concerne la santé physique et mentale, que cognitive ou psychosociale, c’est-à-dire la capacité à créer, inventer et à développer des relations sociales. L’altération de la santé peut donc être liée à l’exposition à des contraintes dans le travail, de manière isolée ou cumulée, mais aussi à une impossibilité de construire des réponses, individuelles ou collectives, adaptées à ces situations. La question du maintien en emploi ne se pose pas seulement face à l’usure professionnelle. Elle doit être considérée dès lors que l’on conçoit des organisations du travail ou des postes, non pas pour des hommes jeunes en bonne santé, mais pour accueillir des personnes à toutes les phases de leur carrière. On y inclut autant les enjeux physiques que ceux associés au sens du travail.


    Vos travaux développent une réflexion sur la notion de soutenabilité du travail. Qu’est-ce que cela recoupe?
    Toutes les enquêtes le montrent : une partie des personnes ne sont plus en emploi en fin de carrière, car elles ne peuvent plus travailler. Une étude de l’Insee(1) parue en mai 2023 indique que 45 % des personnes ni en emploi ni à la retraite de 55 à 61 ans sont sans emploi pour une raison de santé ou de handicap. Une note d’analyse de France Stratégie d’avril 2023 mentionne aussi une vingtaine de métiers les plus concernés par les départs précoces de l’emploi, dont font partie les métiers du bâtiment – second œuvre et gros œuvre, conducteurs d’engins(2). Parler de soutenabilité du travail c’est appréhender les choses non pas quand les problèmes surviennent, mais se situer dans une vision de plus long terme, plus durable, des relations santé-travail. Un travail soutenable c’est un travail qui n’est pas délétère, qui permet aux personnes d’apprendre et de construire un parcours en santé et en compétences. C’est un travail qui peut être accompli par une diversité de personnes. Cela suppose de développer une autre vision de la prévention.

    277 Grand entretien photo 2

    Qu’est-ce qui pourrait différencier cette nouvelle approche de la prévention, comparé à ce qui existe aujourd’hui?
    Aujourd’hui, la plupart des démarches de prévention sont dans une logique de compensation – prime de marteau-piqueur, prime pour le travail de nuit – ou de réparation quand les dommages sont là. À ces démarches courantes s’ajoutent des stratégies de substitution : on substitue des robots aux hommes, on fait appel à l’intérim ou aux saisonniers, on fait travailler des jeunes à la place des plus âgés, surtout sur les tâches les plus pénibles. Compensation, réparation, substitution montrent leurs limites pour la santé-sécurité des personnes, elles ne prennent pas en compte la question de la durabilité et des besoins des générations futures. Une alternative serait de promouvoir la prévention par la transmission. Ce serait l’occasion de débattre du travail, des moyens alloués pour le réaliser, des valeurs, des gestes professionnels dans leur complexité. Un geste professionnel relève de dimensions biomécaniques, cognitives, de l’esthétique du geste bien fait et approprié, et des dimensions sociales associées. Un geste est aussi en lien avec un contexte, se construit et évolue au fil d’une carrière. La transmission permet d’assurer la continuité entre passé, présent et futur du travail, en partant de ce que d’autres savent déjà pour trouver une réponse appropriée en situation. Elle peut se faire de manière classique, d’un expérimenté auprès d’un novice(3), mais aussi entre novices, par exemple pour partager des difficultés ou exploiter un savoir-faire d’un autre métier.

    La question du maintien en emploi […] doit être considérée dès lors que l’on conçoit des organisations du travail ou des postes.

    Catherine Delgoulet


    Le rapport des jeunes aux conditions d’exercice du travail a-t-il changé?
    Il n’est pas sûr que le rapport des jeunes aux conditions de travail a changé. Ce qui est certain, c’est que le travail a changé : les conditions de travail se sont durcies. Les enquêtes de la Dares(4) montrent que l’intensification du travail s’est accrue durant les années 1990 et s’est maintenue à un niveau élevé depuis. La pénibilité liée au cumul de contraintes physiques augmente par ailleurs. Face à cela, les jeunes se trouvent en difficulté d’accepter des postes aux fortes contraintes, avec peu d’autonomie. Ils ont aussi, peut-être, une meilleure connaissance des effets des conditions de travail sur la santé.


    Au travers de vos observations de terrain, quelles ressources peuvent utiliser les entreprises pour assurer le maintien en emploi des salariés?
    Je prendrai l’exemple d’une entreprise de pose de stores, que nous avions rencontrée dans le cadre d’une enquête auprès de treize PME ou grandes entreprises des secteurs de l’industrie, du bâtiment ou des services. Elle disposait d’un personnel composé d’anciens, experts mais abîmés par des heures de conduite, de manutentions manuelles du matériel et de maintien de postures pénibles. Certains avaient des restrictions d’aptitudes. Cette entreprise a fait le pari, réussi, de développer un service après-vente pour se situer en maintenance préventive et conseil auprès de collectivités locales. Les experts ont eu moins de manutention et ont pu exploiter leurs savoirs et savoir-faire sur les matériels, notamment les anciens modèles encore en fonction, méconnus des plus jeunes. Non seulement, cette entreprise a offert un nouveau service aux collectivités mais elle a développé une mission appropriée à son personnel plus âgé ayant des difficultés de santé.

    Parler de soutenabilité du travail c’est appréhender les choses non pas quand les problèmes surviennent, mais se situer dans une vision de plus long terme.

    Catherine Delgoulet


    Les sujets que vous abordez, soutenabilité du travail, prévention par la transmission, nécessitent une approche de la prévention qui s’ancre dans le long terme. Comment convaincre les entreprises de cette nécessité d’appréhender la prévention des risques également sur le long terme?
    Il faudrait que les entreprises apprennent à travailler au décloisonnement de leurs projets entre les RH, la production, le département santé, etc. Bien souvent aujourd’hui, chacun s’occupe de ses urgences et des projets sur lesquels il est « objectivé ». Des responsables d’une grande entreprise du secteur du BTP nous ont sollicités il y a quelques années pour des problèmes de fidélisation des nouveaux arrivants. Nos investigations ont pu montrer que, la plupart du temps, ceux-ci étaient recrutés en intérim. Il y avait très peu de formations pour l’apprentissage du métier, et les nouveaux étaient affectés à des tâches subalternes, ingrates, faute de temps dédié pour les accompagner. Alors, oui… ils ne restaient pas longtemps. Le peu d’investissement que le service de formation de l’entreprise allouait aux nouveaux n’était pas efficace parce que contradictoire avec le mode de recrutement retenu par le service RH.
    À l’inverse, dans une autre grande entreprise du secteur industriel des réunions interservices permettaient de suivre l’évolution de carrière de personnes en difficulté dès les premiers signalements auprès de la médecine du travail. Si le salarié était d’accord, sa situation était discutée entre les RH, la production, la médecine du travail, un responsable prévention, pour déterminer comment accompagner la personne à poursuivre son travail dans les meilleures conditions ou envisager un changement de poste ou de métier. Ce travail décloisonné permettait par ailleurs aux différents acteurs de se construire une mémoire collective d’une bibliothèque de cas, et agir ainsi à un niveau plus global sur les conditions de travail et les parcours. Cette expérience montre que les questions de l’usure professionnelle sont à considérer dès le départ, en début de carrière, dans les métiers du BTP comme ailleurs. Tous les acteurs de l’entreprise sont concernés, pas seulement les employeurs via leurs services de prévention et de santé-sécurité, mais bien sûr les représentants du personnel, le CSE, la CISSCT, et aussi la production, les RH... Enfin, un salarié va connaître différents employeurs au cours de sa carrière, c’est pourquoi une réflexion au niveau des branches et des Opco est essentielle pour réfléchir à des programmes de prévention basés sur la transmission ou d’autres formes proactives. Avec un fonds pour l’usure professionnelle doté d’un milliard d’euros sur cinq ans, ce n’est pas rien, des perspectives s’ouvrent et sont à construire.

    (1) Insee Première, n° 1946, mai 2023: En 2021, une personne de 55 à 69 ans sur six ni en emploi ni à la retraite, une situation le plus souvent subie.
    (2) France Stratégie, note d’analyse n° 121, avril 2023: Fin de carrière des seniors: quelles spécificités selon les métiers?
    (3) Apprendre dans le travail, une autre voie vers la qualification, Céreq Bref, avril 2023.
    (4) Quelles étaient les conditions de travail en 2019, avant la crise sanitaire? Dares, 5 août 2021.

    Creapt

    Le Centre de recherches sur l'expérience, l’âge et les populations au travail a été constitué en septembre 1991. Son but est d’établir un partenariat durable entre ministères, entreprises, universités et institutions de recherche pour produire et valoriser des connaissances sur les relations entre l’âge, la santé, l’expérience et le travail. Il s’agit d’analyser conjointement les évolutions démographiques des populations au travail, les transformations qui s’opèrent dans les entreprises, et celles qui affectent les parcours professionnels, pour favoriser des actions anticipatrices dans ces domaines. L’ergonomie et la démographie du travail y sont des disciplines majeures.

    En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l’utilisation de Cookies. Ceux-ci nous permettent de connaitre votre profil preventeur et d’ainsi vous proposer du contenu personnalisé à vos activités, votre métier et votre entreprise. En savoir plus