En résumé
    • Une approche plus stricte de la sécurité : premier jalon pour rentrer ensuite dans une logique de co-responsabilité.
    • Au programme, des visites sécurité de quinze minutes pour tous les techniciens.

    Interview parue dans PréventionBTP n°287-Septembre 2024-p. 34.

    287 - Grand entretien : Philippe Benquet, président-directeur général d'Acorus

    ©Franck Beloncle

    Confronté à une stagnation du nombre des accidents du travail au sein de son entreprise de 1 750 salariés, Philippe Benquet, président d’Acorus, a décidé d’appeler directement les salariés concernés. Une enquête qui a débouché sur une vaste opération de sensibilisation à la sécurité, dans le but de faire évoluer la culture de prévention. Alors qu’elles démarrent à peine, les premières actions correctrices, ont, à ce stade précoce, déjà permis de gagner vingt points sur le taux de fréquence.

    PARCOURS

    Philippe Benquet, 54 ans, est diplômé de Centrale Paris (1993) et de Sciences Po (1994).
    1994-2010: Il passe quatorze ans au sein des groupes Veolia et Elis.
    2010 : En 2010, Philippe Benquet acquiert Acorus, entreprise de 80 personnes et de 24 millions d’euros de chiffre d’affaires, spécialisée dans la rénovation pour le compte de bailleurs sociaux en Île-de-France.
    2010-2024: Il repositionne et développe Acorus sur l’ensemble du territoire français. Elle emploie aujourd’hui 1 750 salariés pour 280 millions d'euros de chiffre d’affaires.


    Acorus a créé cinq cents emplois ces cinq dernières années. En quelques mots, quels sont son parcours et son positionnement?
    À l’origine, Acorus était une entreprise de plomberie de quatre-vingts personnes, que nous avons reprise en 2010. Acorus est aujourd’hui une entreprise de services aux propriétaires d’actifs immobiliers et à leurs occupants. Nous sommes devenus des spécialistes de la rénovation en site occupé, tant pour les particuliers que pour les professionnels. Nous faisons très peu appel à la sous-traitance. Nous avons peu à peu recruté tous les corps de métiers qui nous permettent de maîtriser toute la chaîne de valeur du bâtiment pour la rénovation d’un immeuble, y compris le conseil en amont. Nous avons embauché des peintres, des maçons, des ravaleurs… Cela suppose d’emmener les équipes, de plus en plus nombreuses, vers plus de sécurité.


    Le nombre de vos arrêts de travail a baissé, passant de 6000 jours en 2021 à 4000 en 2022. Comment avez-vous fait?
    Nous n’avons pas mené d’actions particulières au-delà de ce qui se fait de manière classique dans la plupart des entreprises : organiser des quarts d’heures de sécurité, impliquer le CSE… En 2022, j’étais heureux de ce résultat que j’attribuais à notre culture de responsabilité. À partir de 2020, nous avons structuré le groupe autour d’une constellation de petites entreprises de quinze personnes très soudées. Ces mini-entreprises sont autonomes et se chargent elles-mêmes d’acheter tout le matériel dont elles ont besoin pour assurer la sécurité des personnes. Chez Acorus, nous ne disons pas aux collaborateurs ce qu'ils doivent faire, ni en combien de temps. Nous leur laissons l’autonomie pour en juger : ils sont les mieux placés pour le savoir. Par ailleurs, il n’y a pas d’anonymat. Les salariés se connaissent et sont proches des chefs d’entreprise. Il me semblait
    logique que ce modèle encouragerait la vigilance collective.

     

     

    287 - Grand entretien : Philippe Benquet, président-directeur général d'Acorus  

    Nos visites sont un copier-coller du « Gemba Walk », qui, en Lean management, consiste à aller sur le terrain, pour se rendre compte des réalités et de leur complexité.

    Philippe Benquet  


    Mais en 2023, vos chiffres se mettent à stagner…
    C’est une frustration pour moi qui croyais avoir trouvé une formule magique avec cette culture de responsabilité. Surtout, en interrogeant les équipes, le CSE, l’encadrement, je n’arrive pas à trouver d’explications. Pour cerner la situation, je décide alors d’appeler individuellement chaque collaborateur qui se blesse.


    Vous en avez appelé une trentaine. Quels sont vos constats?
    Tous ont à peu près le même discours : « C’est la faute à pas de chance ». Quand on les pousse dans leurs retranchements, ils identifient des changements pour éviter que cela ne se reproduise. Mais je sens bien que ces correctifs ne seront pas forcément mis en œuvre. Ce que je constate également : aucun ne met en cause son chef ou le manque de matériel. L’accident trouve régulièrement sa source dans la volonté de finir rapidement le chantier. Par exemple, un salarié veut terminer le soir même. Il invente un « système » pour lever les plaques d’égout et se déchire le trapèze : six semaines d’arrêt. Les exemples de ce type se multiplient, et je me demande bien où ils vont me mener : je ne vais pas gronder ceux qui veulent satisfaire le client…


    Avez-vous constaté des spécificités dans les retours des encadrants?
    Les encadrants ont un peu le même discours que les collaborateurs : « Ça ne lui arrive jamais », « il n’a vraiment rien pu faire ». Mais ils s’arrêtent souvent un cran trop tôt dans l’analyse. Par exemple, un salarié qui s’est coupé me dit : « Non, mais maintenant, c'est bon, j’ai des gants ». Je demande la norme et le marquage et je constate qu’ils ne sont pas anticoupures. La discussion devient donc intéressante avec les encadrants.


    Qu’avez-vous fait de ces témoignages?
    Nous avons organisé une matinée avec « l’Atelier », notre organe de direction, composé de quarante personnes de la chaîne hiérarchique et des fonctions supports. Je leur ai fait part de mes constats et nous avons réalisé un brainstorming géant. Le mur était rempli de post-it. Il y avait des idées et toutes les actions que nous mettons déjà en œuvre, souvent de façon disparate et non systématique : certains ont initié des quarts d'heure sécurité mais ont arrêté, d’autres ont commencé à mettre des avertissements… Nous prenons alors conscience du manque de direction et de cohérence de nos actions. Sur le fond, ce n’est pas vraiment satisfaisant non plus. Par exemple, faut-il sanctionner des collaborateurs qui ne mettent pas d’EPI ? Faut-il ajouter des règles, alors que les précédentes ne sont déjà pas respectées ?

    Prendre conscience de l'aspect multicausal d'un accident redonne du pouvoir d'agir : il suffit d'enlever une cause pour l'éviter. C'est une vraie révélation. 

    Philippe Becquet  


    Qu’en avez-vous conclu?
    J'en ai conclu qu’il nous manquait de l’expertise et des retours d’expériences issus d’entreprises ayant un taux de fréquence très bas. Nous avons donc fait appel à un cabinet spécialiste de la sécurité comportementale. Il a préconisé, dans un premier temps, d’adopter une approche beaucoup plus stricte, pour ensuite, rentrer dans une logique de coresponsabilité. Il nous a proposé d’agir immédiatement et de former 150 personnes dans les deux prochains mois.


    Cette période a été instructive…
    Au cours de cette période, nous avons découvert le côté très subjectif de la perception du risque. Si les personnes considèrent que c’est « la faute à pas de chance », c’est parce que dans une situation donnée, comme courir dans un escalier, elles ne s’estiment pas en danger. Or quand quelqu’un commence à chuter dans un escalier, il ne maîtrise plus l’issue de l’accident. Les dés sont jetés : vous tombez sur 1, vous avez un peu mal au coude, vous tombez sur 6, c’est beaucoup plus grave. Cette image est puissante pour faire évoluer les perceptions. Enfin, prendre conscience de l’aspect multicausal d’un accident redonne du pouvoir d’agir : il suffit d’enlever une cause pour l’éviter. Ça, c’est une vraie révélation.


    Vous avez lancé l’opération Suricate. De quoi s’agit-il?
    C’est le nom d’une opération de sensibilisation à la sécurité. Suricate est un animal de la savane en danger. À travers différentes communications, nous voulons promouvoir une culture où chacun veille sur lui-même et sur ses collègues. Nous devons prendre l'habitude d'observer les conditions dangereuses, y compris celles des autres, sans craindre de les déranger. Cette culture Suricate passe par une série de visites de sécurité de 15 minutes, sur le terrain. La personne est toujours prévenue. On l’observe, on l’interroge, on échange sur sa perception individuelle, on la félicite quand le risque et la règle sont connus. Nous posons toujours des questions ouvertes, qui permettent de lever des conditions dangereuses éventuellement décelées. Nous voudrions que nos techniciens aient tous été visités une fois d'ici à la fin de l'année, avec ensuite deux visites par an. C’est en quelque sorte un copier-coller du « Gemba Walk », qui en Lean management, consiste à aller sur le terrain, pour se rendre compte des vrais problèmes.


    Quels sont les premiers résultats?
    Notre taux de fréquence était remonté au-delà de 50. Alors que nous démarrons à peine les visites, le simple fait de parler de ces sujets à travers des affiches et des vidéos, nous a déjà permis de descendre sous la barre des 30.


    Au-delà de l’aspect humain primordial, il y a aussi un intérêt économique réel à s’attaquer à ce sujet. Pouvez-vous chiffrer les coûts directs et indirects des accidents du travail pour Acorus?
    Le coût direct qui correspond à notre taux d’AT est d'environ 3 millions d’euros. Selon des ratios communément admis, les coûts indirects (recrutements, remplacements…) sont en général quatre fois supérieurs. Si vous additionnez les deux, vous obtenez 15 millions d’euros, ce qui correspond au montant de la marge d’Acorus.


    Pensez-vous que l'intégration d'éléments incitatifs liés à la diminution du taux d'accidents du travail dans les primes d'intéressement est une bonne idée?
    Nous allons tester. Nous y voyons une opportunité supplémentaire de parler de sécurité et de faire évoluer les perceptions. Chez Acorus, l’intéressement est volontairement simple. Nous appliquons un taux de 3,5 % à notre marge, réparti à parts égales entre tous les salariés. Cette année, nous avons augmenté l’enveloppe de 30 % pour chaque agence et conditionné ce supplément à la réduction du nombre d’accidents et de jours d’arrêts. Cet intéressement sera désormais versé tous les trimestres.


    Ne craignez-vous pas certains effets négatifs, comme des sous-déclarations?
    Mais comment sous-déclarer des accidents ? Quand une personne est arrêtée, elle est arrêtée. Impossible de le cacher. Chaque agence se compare à son propre résultat par rapport à la moyenne des quatre trimestres précédents, dans une optique d’amélioration.

    Acorus

    Reprise en 2010 par Philippe Benquet, Acorus est une entreprise française spécialisée dans la rénovation énergétique et la décarbonation des bâtiments occupés. L’entreprise, qui a réalisé 280 millions d'euros de chiffre d’affaires en 2023, emploie 1 750 salariés de différents corps d’état, pour prendre en charge la rénovation complète d’actifs immobiliers. Acorus intervient principalement dans le secteur du logement auprès de bailleurs sociaux ou de copropriétaires (70 % du CA). Elle réalise également un tiers de son chiffre d’affaires dans le tertiaire et les bâtiments publics. Philippe Benquet, qui partage le capital du groupe avec les salariés (10 %) et deux partenaires financiers, enchaîne, depuis quelques années, les opérations de croissance externe. Par des rachats de sociétés, Acorus élargit et spécialise son offre, tout en se déployant dans des grandes et moyennes villes de France (Lyon, Nantes, Rennes, Bordeaux…).

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