Un humain qui ne fait pas d’erreur, ça n’existe pas !
Et si connaître notre cerveau pouvait nous aider à éviter les erreurs humaines au travail ? Chaque erreur peut être associée à une propriété du cerveau et des parades existent afin d'adopter le bon comportement. C’est ce qu’Isabelle Simonetto, docteur en neurosciences, nous explique.
Date de mise à jour : 27 févr. 2023 - Auteur : Virginie Leblanc
Comprendre le fonctionnement du cerveau aide à travailler en sécurité.
Temps d’arrêt, check-list… sont des outils utiles pour prévenir les erreurs.
Interview parue dans PréventionBTP n° 270-Février 2023-p. 34
©DR
Docteur en neurosciences, conférencière et consultante spécialisée en neurobiologie du comportement, Isabelle Simonetto* a recours aux neurosciences pour comprendre les erreurs humaines. Elle accompagne des entreprises, y compris du BTP, afin d’améliorer la sécurité dans leurs organisations grâce à la compréhension du fonctionnement de notre cerveau.
Vous utilisez vos connaissances en neurosciences pour mieux comprendre pourquoi des personnes expérimentées font encore des erreurs. Comment vous est venue l’idée d’utiliser ce savoir en milieu professionnel ? Qu’avez-vous découvert ?
Il y a dix-sept ans, j’ai été amenée à travailler dans l’industrie du nucléaire sur la mémorisation. J’ai rencontré des consultants spécialisés en facteurs humains dans le cadre de mes formations et ils ont été interpellés par ce que je leur décrivais du fonctionnement du cerveau. En 2005-2006, j’ai analysé les erreurs qu’ils observaient en apportant des réponses rationnelles liées au fonctionnement du cerveau. Souvent, quand on analyse des accidents du travail ou des presqu’accidents, après avoir exploré les causes techniques et organisationnelles, on termine en disant : erreur humaine, et ça s’arrête là. C’est là que notre travail de neuroscientifiques commence. Une erreur humaine est par définition involontaire. Cela veut dire que la personne a fait pour le mieux mais que son geste n’a pas produit l’effet attendu.
Dans le BTP, les parades [aux erreurs] les plus pertinentes sont le temps d’arrêt et la vigilance partagée.
Comment explique-t-on que le professionnel fasse un geste qui pour lui est le meilleur au moment où il l'effectue, alors qu’en réalité il commet une erreur ?
C’est en analysant l’environnement et ce que fait la personne qu’on peut associer chaque erreur à une propriété du cerveau. On dénombre sept grandes catégories d’erreurs. Tout d’abord, je ne perçois que ce que j’ai appris à percevoir. Par exemple, je ne peux pas comprendre les enjeux de sécurité si je ne suis pas formé. Deuxième propriété du cerveau : quand je suis concentré sur quelque chose, je deviens aveugle et sourd à tout le reste. Cela va justifier des temps d’arrêt avant de se concentrer et la vigilance partagée. Quand mon collègue est concentré sur quelque chose, il ne peut pas voir et entendre ce qui se passe autour de lui. Troisième caractéristique : je n’analyse plus ce que j’ai déjà analysé, car je considère que c’est déjà fait. Beaucoup d’accidents sur les chantiers surviennent quand on reprend une activité. Le lundi matin, un briefing d’équipe est réalisé, on est remobilisé sur l’activité mais le problème intervient plus tard, le chantier évolue mais le cerveau ne réanalyse plus. Quatrième propriété : j’interprète la réalité en fonction de ce que j’ai appris et du contexte. Quand vous êtes persuadé de quelque chose, vous allez percevoir ce que vous voulez percevoir. Si vous êtes persuadé qu’une canalisation a été purgée, si ce n’est pas le cas, vous allez voir l’opposé de la réalité. Si on ne connaît pas le cerveau, on va croire que la personne ment.
C’est un constat déstabilisant de s’apercevoir que le cerveau reconstruit une réalité…
En effet, et il est fondamental de comprendre que, de la réalité, rien n’arrive au cerveau. Nous recevons de notre environnement seulement des impulsions électriques que nous allons décoder en fonction du contexte et de ce que nous avons mémorisé. Dans 99 % des cas, on décode bien mais parfois on va voir autre chose que la réalité. Ensuite, les cinquième et sixième paramètres qui vont impacter notre travail sont les caractéristiques de la mémoire à court terme et la mémoire à long terme. La mémoire à court terme est sensible aux interférences. Elle va nous permettre de travailler mais si on est interrompu, on va reprendre l’activité en étant persuadé qu’on a fait une chose, car d’habitude c’est ce que l’on fait à ce stade. Mais, cette fois, on aura oublié. Quant à la mémoire à long terme, elle produit fréquemment de faux souvenirs. Enfin, septième caractéristique : nous avons des automatismes très puissants qui eux aussi peuvent conduire à des erreurs.
Isabelle Simonetto est docteur en neurosciences et dirigeante d’Addheo, cabinet de conseil en entreprise spécialisé sur les sujets de sécurité, sûreté, fiabilité et qualité.
1993 : docteur en neurosciences, Université Aix-Marseille.
1996-2008 : fondatrice et gérante d’IS Formation (formation des professionnels de santé, orientation, bilans de compétences…).
2007-2010 : gérante – Mind Autonomy Research.
Depuis 2006 : fondatrice et dirigeante d’Addheo (Montélimar).
Revenons à la personne expérimentée. Comment arrive-t-elle à commettre une erreur ?
La priorité du cerveau, c’est de faire des économies d’énergie. Si vous devenez expérimenté, vous déléguez l’activité à la zone du cerveau dédiée aux automatismes. C’est pour cela que seul un professionnel du bâtiment aguerri peut oublier d’attacher son baudrier quand il est à 30 mètres de haut. Le piège est de penser que les automatismes sont des ennemis, car on ne peut pas vivre sans eux. On doit apprendre à en sortir à des moments clés. Il n’y a pas d’erreur bête. Ce n’est pas un hasard non plus si les pilotes de ligne acceptent de suivre une check-list. Avant d’atterrir, ils doivent être sûrs d’avoir sorti les trains d’atterrissage !
Y a-t-il des circonstances plus propices aux erreurs ?
Oui, la fatigue, la coactivité… Plus il y a de coactivité, plus il y a un risque, car si je suis concentré sur mon activité, je ne vois pas une charge qui passe au-dessus de moi. Je décris souvent ce cas réel d’un électricien qui est très concentré sur un compteur pour débrocher des cellules. Un collègue à proximité a ouvert un trou dans le plancher. L’électricien termine son travail, lève la tête, fixe son collègue et s’approche de lui pour lui parler. Il tombe dans le trou qu’il n’a pas vu. La multi-interruption ou le multitâche est également une des causes principales des accidents. Autre facteur propice à l’erreur : le stress. Plus vous êtes stressé, moins vous avez de place pour gérer l’ici et le maintenant. Le stress est contreproductif pour la productivité, la fiabilité, la sécurité et la qualité.
La priorité du cerveau, c’est de faire des économies d’énergie.
Dès lors qu’on connaît ces propriétés du cerveau pouvant mener à des erreurs, quelles sont les parades ? Quelles caractéristiques doivent-elles avoir ?
Les parades possibles doivent être simples, précises et accompagnées sur le terrain. Lorsqu’on demande aux gens de faire attention à tout, cela ne peut pas marcher, car, neurologiquement, c'est impossible. Les parades de sécurité doivent devenir un comportement naturel. Pour cela, il ne suffit pas de connaître une procédure par cœur, il faut surtout savoir le faire. Le management doit donc être présent sur le terrain pour accompagner l’intégration de ces nouveaux comportements. Dans le BTP, les parades les plus pertinentes sont le temps d’arrêt et la vigilance partagée pour pouvoir travailler, en toute sécurité, dans un environnement qui évolue en permanence. Ce temps d’arrêt sur les chantiers est très utile, à condition que les opérateurs sachent quoi regarder. Il est utilisé dans quatre cas : avant de démarrer, après une interruption, en cas d’imprévu et en fin de chantier. Quant à la vigilance partagée, il faut oser interpeller un collègue et accepter d’être interpellé. Ce n’est pas une question de compétences. Je peux être concentré sur ma tâche et ne plus voir ce qui se passe autour. Enfin, pour l’amélioration continue, la meilleure parade aux erreurs commises est le débriefing. Il a un intérêt si on dit aussi ce qui s’est bien passé et pourquoi, pas seulement ce qui s’est mal passé.
Votre mot préféré ? Moufle (il me fait rire !).
Le mot que vous détestez ? Routinisation.
Le métier que vous auriez aimé exercer en dehors du vôtre ? Danseuse.
Le métier que vous n'auriez pas aimé faire ? Poissonnière (je n’aime pas le poisson).
Votre bâtiment préféré ? L’Opéra Garnier.
Le son, le bruit que vous aimez ? Celui des oiseaux.
Le son, le bruit que vous détestez ? Le bruit du train qui entre en gare et qui freine.
Le livre que vous emporteriez sur une île déserte ? La Consolante, d'Anna Gavalda.
Une personnalité pour illustrer un nouveau billet de banque ? George Sand.
C’est souvent délicat d’accepter l’erreur en milieu professionnel et vous soulignez l’importance du rôle du management…
Un humain qui ne fait pas d’erreur, ça n’existe pas. Si je veux me préserver de l’erreur, de l’oubli, je me dote d’une parade pour corriger l’erreur. Dans la vie courante, une erreur peut vous rappeler à l’ordre. En entreprise, ce n’est pas l’erreur mais plutôt le retour d’expérience partagé entre collègues, par exemple la remontée de situations dangereuses, qui peut le faire. C’est aussi l’intérêt des débriefings, ils profitent au collectif de travail. La posture managériale est essentielle, car elle est la seule à pouvoir affirmer que l’erreur est la norme et que pour cela, elle va accompagner les compagnons pour qu’ils adoptent des comportements adaptés à cette réalité, et pour rattraper l’erreur AVANT qu’elle ait une conséquence.
Comment réagir le mieux possible à des imprévus ?
En cas d’imprévu, le temps d’arrêt est plus difficile à déclencher, car notre esprit est focalisé sur la résolution du problème imprévu et on oublie tous les signaux d’alerte autour. Cela peut conduire à adopter des solutions jugées rocambolesques a posteriori. La seule solution, c’est la préparation mentale. Lorsque je fais des simulations en entreprise, si je dis aux équipes, “si quelque chose ne se déroule pas comme prévu, vous vous arrêtez et vous m’appelez”, ils le font. Si je ne leur dis pas, ils ne s’arrêtent pas et ils vont tous à l’accident. Le chef de chantier doit communiquer ce type de consigne à ses équipes : en cas d’imprévu, que faites-vous ? Quand il y a un doute, en réalité il n’y a pas de doute, je m’arrête. On peut aussi demander l’avis d’une tierce personne, mais seul, on s’arrête. La première des situations à risque, c’est finalement la non-connaissance du fonctionnement du cerveau !
*Auteure des ouvrages « Neurosciences et sécurité – Évitez les erreurs humaines au travail », éditions Mardaga, 2020 et « Votre cerveau vous trompe », éditions Mardaga, 2022.
Addheo
Isabelle Simonetto a créé et dirige Addheo depuis 2006. Le cabinet de conseil accompagne les entreprises sur les thèmes de la fiabilité, du facteur humain, de la mémoire et de l’intelligence émotionnelle. Addheo utilise systématiquement des exercices ludiques et des exemples concrets pour illustrer toutes les notions abordées. Le cabinet propose des prestations sur-mesure avec une analyse des besoins préalable : conférence de sensibilisation, formations, accompagnement sur plusieurs années, etc.